La musique classique indienne

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L’histoire de l’Inde et l’histoire de sa musique sont indissociables. 

 Pendant des millénaires, une grande soif d’invention, de codification et d’échanges avec les autres cultures du monde a façonné le paysage culturel indien en un écheveau complexe, une trame qui lie musique, danse, écriture, religion, art, artisanat, et organisation sociale. Les racines des musiques indiennes sont à chercher non seulement en Inde, mais aussi dans les influences diverses dont les musiciens se sont nourris, au travers des échanges intérieurs ou extérieurs, volontaires ou subis, du commerce, de la religion ou de la conquête.

Les toutes premières civilisations de l’Inde (celles de l’Indus, XXXème au XVème siècle avant notre ère) ne nous ont pas laissé d’écrits déchiffrables, mais des cités (Harappa, Mohenjodaro) et des objets, témoins d’une culture très évoluée, aimant certainement la musique et la danse, et très ouverte sur les autres cultures par l’intermédiaire d’un commerce international. L’on sait désormais quelles influences ont pu s’échanger dès la plus haute antiquité et par la suite entre les musiques indiennes, chinoises et grecques. Ces échanges, longtemps considérés par les historiens comme allant dans un sens unique Grèce antique-Inde ou Chine-Inde, ont été d’une façon certaine mutuels.

En Inde comme en Grèce protohistorique, la préservation de l'information, religieuse ou profane, s'est effectuée tout d'abord oralement sous la forme de poèmes chantés.
Les invasions aryennes, successives à partir du XVème siècle avant J.C., nous ont donné les premiers poèmes sanscrits, les Védas, codes religieux et sociaux. On fait remonter les plus anciennes descriptions connues de la musique en Inde à certains de ces textes (Rig Véda) écrits au Xème siècle avant J.C. Ces vastes poèmes, mis par écrit longtemps après leur conception, auraient été composés antérieurement. Ils révèlent à quel point la musique, et plus particulièrement la pratique du chant religieux, était déjà raffinée à cette époque.

Dans la culture sanscritique, chaque syllabe, chaque vibration est codifiée et porte un sens philosophique, religieux ou même biologique. La note de musique, en tant que vibration (nâd), y fait l’objet d’une analyse plus fouillée que dans aucune autre culture antique.

La parole est musique, les poèmes sacrés récités par cœur composent l’expression musicale, et les syllabes de ces textes en sont les notes; sur le sens du texte vient se greffer l’émotion provoquée par la fréquence, et la musique par là-même devient le support du divin.

Le rythme, support de la mémorisation poétique, est un élément fondamental et extrêmement complexe de cette musique.
Enfin la danse, tout aussi codifiée, constitue le dernier élément d’un concept global, le Sangît, qui regroupe Musique, Chant et Danse dans un même art.

Pendant une période qui va du Ier au XVème siècle après J.C., cet art savant se nourrit, s’exporte, se précise, grâce à des générations de praticiens de la musique dont les noms sont aujourd’hui mythiques en Inde (Bharata, Shârangadeva). Cette évolution profite également à la musique populaire qui s’en inspire, tout comme la musique populaire traditionnelle nourrit jusqu’à aujourd’hui la musique savante.

L'architecture sacrée, dédiée à la pratique du chant religieux, a développé d'extraordinaires qualités acoustiques; les rosaces finement sculptées au plafond des temples redistribuent les sons avec une précision digne de la meilleure technologie moderne.

L'aspect profane de la musique n'était pas négligé et les détenteurs du pouvoir ont manifesté un grand intérêt pour la musique et la danse. A côté des palais de réception on retrouve souvent des salles de danse, des palais de musique. Rois musiciens et reines danseuses ont rythmé l'Inde médiévale et leurs musiques ont séduit les envahisseurs turcs dont les bardes chantaient les conquêtes.

A partir de l'établissement dans le Nord de l'Inde des moghols musulmans venus de Samarcande, une vie de cour brillante s'est développée. Certains empereurs moghols, en particulier Akbar (1556-1605) et son fils Jahangir (1605-1628), ont attiré auprès d'eux des brassées d'artistes venus de toute l'Inde. Les meilleurs musiciens de leur temps ornaient leur cour et recevaient pour leurs services des rémunérations supérieures à celles de certains généraux.

Au service de l’aristocratie moghole, la musique indienne s'est encore transformée, cette fois-ci avec vigueur : la musique sacrée, dévouée aux dieux, s'est adaptée pour devenir le support de la louange à l'Empereur, et parallèlement la fantaisie est apparue dans le monde de la dévotion.

La virtuosité, stimulée par la concurrence entre les musiciens de la cour, a développé une musique qui s’envole vers le dialogue et l’improvisation. Les structures déjà existantes étaient si complexes qu’elles ont absorbé ces modifications considérables. Malgré les mutations nées des influences persanes, la musique indienne a conservé son identité et sa force.

Cette évolution a approfondi définitivement un fossé structurel déjà existant entre la musique du Nord ou Hindoustanie, et celle du Sud ou Carnatique. La musique Carnatique, limitée géographiquement au Sud de l’Inde, et plus particulièrement au Deccan, moins touché par les invasions musulmanes, est restée attachée à de nombreux concepts d’origine de la musique indienne. Conservatrice, elle est aujourd’hui encore orientée vers la dévotion et soumise à une stricte mémorisation.

L’époque moderne, avec ses révolutions technologiques et sociales, a apporté de nombreux changements.
L’apparition de l’enregistrement et de la radio, outils magiques, a cristallisé les genres et fait exploser l’isolement relatif des écoles de musique. Les contacts avec l’Occident donnent de l’importance à certaines des caractéristiques musicales plus appréciées par les auditeurs de nos pays. Enfin la disparition progressive des maharajas et des nizams, qui dépensaient sans compter pour leur plus grand plaisir, a changé la vie musicale. Les hommes politiques qui leur ont succédé pratiquent peu le mécénat.

Ces bouleversements, loin de marginaliser, ou même de dénaturer la musique de l’Inde du Nord, l’ont fait progresser pour notre plus grand plaisir en complexité ainsi qu’en nombre d’auditeurs. 

© Francis Tupper - 1994-2016